Extrait de roman. Paris, an 2100. Ben, jeune vadrouilleur de la nuit, traverse les quartiers, tous régis par différentes règles de la rue. Son objectif ? Toujours le même : voler. Dérober. Mais ses escapades nocturnes ne sont jamais destinées à s’accaparer quoi que ce soit de matériel…
J’ai des potes (comprenez : des passe-droits) dans pas mal de quartiers… pas dans celui-là, impossible il n’y a aucune hiérarchie. De fait le danger rôde. Autour on gémit, on me hèle, on ronfle ou on s’agite, je marche droit devant, quoi qu’on me dise je ne m’arrêterai pas. Une règle de survie. Si on m’approche à moins d’un mètre, c’est différent et les lois de la rue me laissent le choix. Soit courir, soit feinter avec une droite pour sortir mon cran d’arrêt et planter sur la gauche.
Puis recourir.
D’une façon ou d’une autre on finit toujours par courir.
La décision se prend jamais d’avance, sur les pavés tout n’est qu’instinct. Derrière ça s’excite, je dois presser le pas. Sur la droite le quartier africain, à gauche la zone skinhead. Un peu plus loin les rues des dealers, ceux qui vendent, entre autres, la came coupée de Trajil récupérée par mes soins. Le fil invisible entre riches et pauvres, c’est nous qui le tissons Traj’ et moi.
Contrairement à la croyance populaire, mon âge est plutôt gage de sécurité. Les bandes, pour la plupart, respectent les règles de la rue. Avant ce n’était pas le cas, il n’y avait ni foi ni loi. Aujourd’hui il n’y a pas davantage de foi, un peu plus de loi, pas celle de l’état mais celle du bitume.
Les règles sont simples. Ni viol, ni attaque en surnombre sur personne isolée et pas touche aux enfants. Celui qui enfreint une règle, plus aucune bande n’appliquera cette « éthique » face à lui : il sera devenu proie nocturne, et à chaque pas risquera de ne plus pouvoir faire le suivant. Il n’y a aucune place pour un monde sans règles… nulle part. Elles s’installent toujours d’une manière ou d’une autre, c’est un phénomène aussi naturel que le cycle lunaire.
Ouf ! Les quartiers chauds sont dépassés.
J’aurais pu faire un détour… Mais ici est le seul passage vers la Nouvelle Coulée Verte, ancienne ligne de chemin de fer réhabilitée en promenade, surplombant la ville d’une quinzaine de mètres. J’y ai rendez-vous avec mon vice. Bien entendu à cette heure, elle est fermée et on n’y croise personne.
C’est l’idée… Il faut se faufiler, escalader, se contorsionner… et hop, on y est. Sur ce chemin, il n’y a rien d’autre à faire que marcher et observer. Il n’y a rien à voler ni à dégrader, de fait la nuit il n’intéresse personne et n’est pas vraiment surveillé.
Une fois en ces hauteurs, je ne pense plus : je scrute. Je ne suis plus qu’un œil sur pattes. Ici, on a pleine vue sur les logements… sans pouvoir les atteindre, ce qui m’est bien égal. Je ne veux voler que par le regard. Dérober à la dérobade, uniquement des instants de vie… Le vol par excellence qui ne dépouille pas autrui, qui ne porte pas à conséquence.
Ici, des instants de vie à croquer il y en a toute une ribambelle.
Peu de volets et rideaux masquent la vue car la Nouvelle Coulée Verte est l’unique vis-à-vis. Je reste dans le noir, voyant sans être vu comme derrière un miroir sans tain. Une partie du trajet se fait sur la voie, une autre par les toits. Seuls quelques chats, intrigués, m’accompagnent… j’ai l’impression d’être l’un d’eux.
Les murs, il faut savoir les séduire… La nuit, il faut savoir lui parler. La corniche à saisir, les parois à gravir, le muret à escalader, et puis bien sûr sauter d’un passage à un autre. Je marche, rampe, bondis. Ce chemin est mon perchoir préféré, mon extra du samedi soir, récompense de mon labeur. Si je pouvais, j’irais sur toutes les tuiles du monde observer l’intimité d’autrui. Un jour peut-être, qui sait.
Capturer des séquences de vie est mon loisir fétiche.
Plus j’en ai, plus j’en veux. Chacun sa drogue, la mienne n’est pas dangereuse à condition d’avoir l’équilibre. Et de ne pas se faire prendre : c’est puni par la loi, forcément, on ne peut jamais rendre ce qu’on a pris. Sur ce parcours, je n’ai que l’embarras du choix. Des familles, des retraités, des couples, des gens seuls.
Chaque virée m’offre un nouveau spectacle, mieux que théâtre ou cinéma. Parfois il faut chercher longtemps, parfois il y en a à foison. Des disputes, de la tendresse, des doutes, des passions. Des clichés d’existence happés sur le vif, en plein vol, saisis par mon œil d’aigle et qui restent gravés en moi, bien plus que ne pourrait le faire n’importe quel appareil photo ou caméscope. Je n’enregistre jamais rien.
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