Avoir son chez-soi… et se concevoir son univers

En l’an 2100, certains enfants vadrouillent seuls et de nuit. Et lorsque Benjamin rentre enfin chez lui, c’est toute la vétusté de cette époque futuriste qui se fait ressentir… Extrait de mon roman initiatique « Nous les Indiens ».

Je redécouvre la moquette avec un plaisir tout nouveau : celle-ci, c’est la mienne. Ô toi, bonne vieille moquette trouée par les mégots, toute noircie, puante et poussiéreuse, en ce matin je te bénis. Toi qui a accueilli mes premiers pas, à quatre pattes puis à deux, idem pour ma petite sœur. Il me suffit de te renifler pour me souvenir…

On a les madeleines de Proust qu’on peut.

Au moins celle-ci est vierge de toute dose.

Ici, il n’y a pas que la vinasse qui est discount : tout l’est du sol au plafond. Les meubles en poussière de bois, la tapisserie qui se décolle… c’est le musée des erreurs. On choisit sur catalogue et hop, en une journée tout est installé par des machines, de la première brique à la dernière tuile, et même la déco. Je venais alors de naître, le désabusement technologique commençait tout juste. D’ailleurs, les quatre robots domestiques sont tombés en panne les uns après les autres.

Malgré tout j’aime cet endroit. Nous les banlieusards sommes ainsi, nous aimons les lieux moches, tout en ayant pourtant conscience qu’ils sont moches. Ici est le refuge où faire halte et se reposer. L’aventure, c’est l’extérieur. A la maison c’est le repos du guerrier, la petite vie de famille où il ne se passe jamais rien de spécial. Les écrans sont partout.

Dès que l’un est allumé avec une émission débile (achetée par mes soins), impossible pour mes vieux de s’en détacher, technique dont je me sers à bon escient pour avoir la paix. Ils en sont dingues, le jour où ça aussi tombera en panne je crois qu’ils seront capables de zyeuter le programme du four ou de la machine à laver.

Si chaque terrien était à ce point fan de cet engin, il n’y aurait aucune guerre à travers le monde…

sans rire, c’est le plus grand pacificateur de tous les temps.

En programme libre, il suffit de mettre le casque et se laisser aller… le récepteur sélectionne ce qu’il faut en fonction du désir, de l’activité cérébrale et même des pulsations cardiaques paraît-il. Puis, il envoie des hologrammes qui se matérialisent devant soi. Un gadget devenu ringard que les riches n’utilisent plus depuis longtemps. Un vrai piège… Pour détecter ce qui est mauvais pour moi ce n’est pas compliqué, il suffit de faire tout l’inverse des parents.

Pour me sentir chez moi, il me faut encore grimper quelques marches. Le premier étage est mon antre, gare à celui qui vient sans y avoir été invité. Un nid douillet avec juste assez de place pour deux chambres. La mienne, la sienne. Elle, c’est Zéphir. Un petit souffle de vent. Je peux entendre sa respiration en coupant la mienne.

Ça me calme… quand elle pionce c’est contagieux, rien qu’à la regarder je manque de m’endormir. Enroulée sous sa couette, elle a mis celle aux éléphants « pour rêver de jungle », comme elle dit. Sans doute aurait-elle préféré que je lui fasse son lit. Dans la demeure familiale, changer des draps, faire la vaisselle ou préparer le petit dèj’, on l’a quasiment appris avant de savoir marcher. Je ne m’en plains pas : cela signifie qu’on a un foyer, de quoi vivre, dormir et se nourrir.

Notre quartier est en haut d’une colline, la plus haute du département.

Ma chambre a une vue plongeante sur la ville et ses dangers.

D’ici on peut les ressentir, pas les voir. Ici c’est le quatre-vingt-seize, onzième département d’Île-de-France, aux logements sociaux pavillonnaires. Ceux qui vivent dans ces effroyables tours, là au loin, avec qui même la tour Eiffel ne rivalise plus, n’ont pas cette chance.

Elle doit faire la gueule la grande dame, elle qui a dominé Paris des siècles durant, la voilà noyée sous un flot de concurrentes. Qu’importe, c’est elle la plus belle. Une jolie vue, une maison, des escapades, du pognon dans les poches et un être que j’aime. D’où me vient cette rage contre la société alors que j’ai tout pour être heureux ? Ça doit s’appeler la jeunesse.

Au cœur de tout cela, Zéphir est comme un bug.

Un dysfonctionnement de la nature :

cette dimension est trop coupable pour tant d’innocence.

S’émerveillant de tout, aimable, candide à souhait, enchaînant les bonnes notes (faut dire qu’ils en sont pas encore à Pythagore). On ne se ressemble pas, peut-être est-ce pour cela que je l’aime autant. Cette douceur est une douleur, cette tendresse me glace le sang : dehors, la ville n’attend qu’une occasion de la dévorer. Je tremble à l’idée qu’elle grandisse, je devrais peut-être me décider à l’étrangler un jour ou l’autre.

Ce ne sera pas pour ce soir. Parfois je me dis qu’elle a dû tomber par erreur d’une soucoupe volante plutôt que du ventre de notre mère. Zéphir aime pas quand je lui dis ça, elle préfère le ventre. N’empêche, une vache qui accouche d’un chaton c’est pas logique. Mais nos parents sont nos vrais parents et mes élucubrations n’y feront rien. Dans le cas contraire ils nous l’auraient dit depuis longtemps, pour eux ce serait trop beau ! Pour moi aussi.

Au loin, les ombres ont cessé de rôder… Des robots, rien que des robots en mauvais état. Hormis le mien, nul cœur qui bat… pour encore quelques minutes. Le jour se lève pour de bon, la rue se soumet à d’autres maîtres.

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