Lorsque deux univers se superposent

Wendie délire-t-elle ? Est-ce son imagination ? Dans le cas contraire, elle perçoit donc un autre monde… mais lequel ? Extrait de mon recueil de nouvelles sciences-fictions/fantastiques.

A l’instant précis où le feu allait passer au vert, un monstre d’une taille inhabituelle se présenta devant Wendie et ouvrit une gueule béante. Etait-elle parsemée de dents, l’adolescente n’aurait su le dire : apparence trop floue pour en juger. La créature sauta sur place et poussa un cri silencieux, sa carcasse dodelinant d’un côté puis de l’autre.

Cette façon de bouger était drôle, on se serait cru dans un jeu vidéo.

Le corps avait l’apparence d’un dragon, le visage celui d’un serpent,

c’est du moins la forme qu’y perçut la jeune fille… Devant l’inconnu, l’esprit se raccroche toujours à une image connue. Si Wendie était plus qu’habituée à ce genre d’imprévus, les espèces étaient si variées que la surprise était immanquablement au rendez-vous.

L’apparition se tenait debout sur ses pattes arrière, tandis que ses pattes avant lardaient l’espace à coups de griffes. Pas bien effrayant… presque attendrissant à la rigueur. Etait-ce elle qu’il menaçait, certes non. En cas similaires, l’adolescente avait depuis longtemps tenté de faire quelques pas sur le côté ou passer derrière la bête, sans que celle-ci ne change de direction. Non : elle n’était jamais la proie.

Pourtant, lorsque le monstre se jeta en avant, ce fut si vif qu’elle ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de recul. Et mince se dit-elle, maman va encore s’inquiéter. La créature de brume passa à travers son corps et se mit à la poursuite d’une petite boule blanche, loin, toujours plus loin, jusqu’à disparaître à l’horizon. Seule l’atmosphère clair-obscur resta, omniprésente, parsemée de formes indistinctes dont on n’aurait su dire s’il s’agissait de plantes, de roches ou de constructions.

Les innombrables bestioles étaient elles-mêmes peu distinguables… Constituées d’une matière mouvante, leur teinte changeait en permanence, un peu comme un nuage dans lequel on perçoit différentes formes.

Tout était question d’interprétation visuelle…

Une autre personne y aurait peut-être vu un chien ou un animal marin plutôt qu’un dragon ou un serpent.

La petite scène que venait de vivre l’adolescente avait été quelque peu surprenante, mais pas déplaisante.

— Wendie ! Tu fais attention un peu ? Lâche pas mon bras, on est presque arrivées.

— Arrête de stresser, m’an. Tu sais bien qu’on arrivera en avance. Comme à chaque fois…

Une ruelle accueillait les passants moins pressés que ceux des grands boulevards. On en aurait compté tout au plus quelques dizaines. Nous étions pourtant bien à Tokyo, un samedi après-midi, dans un quartier de restaurants familiaux, loin des clichés. Clientèle réduite, établissements aux portes closes : il fallait sonner et attendre qu’on vienne ouvrir.

Chacun possédait rarement plus de quinze places assises. Ce quartier, Hatsue, la mère, l’appréciait : une de ses astuces de parcours pour évoluer dans la ville en évitant la foule. Depuis toutes ces années qu’elle étudiait plans et cartes, elle aurait pu écrire un guide du japonais agoraphobe… ou non-voyant.

— En avance, encore heureux ! On ne peut jamais être pile à l’heure. C’est soit en avance, soit en retard.

Madame Hatsue Tetsu était une maniaque de l’horaire. Avec elle, impossible d’arriver à l’aéroport moins de trois heures avant le vol, et c’était pire encore lorsqu’elle était avec sa fille. Bien entendu, la mère avait ses raisons. Sa hantise de perdre Wendie dans la foule était telle qu’elle prenait toujours soin d’étudier le trajet au préalable. Sans elle, Hatsue estimait sa fille démunie, en tout cas à la merci de n’importe quel prédateur…

Même dans les allées peu fréquentées, sa progéniture était regardée. Bien que n’ayant pas loisir de s’admirer dans un miroir, la jeune fille prenait grand soin d’elle. Ses longs cheveux noirs brillants étaient soigneusement peignés, elle portait un chemisier « Toyz » dernier modèle, un jean argent assez moulant et des chaussures blanches unisexe sans lacets. Cela lui donnait une certaine allure, et

son sixième sens lui faisait sentir les regards posés sur elle, ce qui lui plaisait bien.

Quoi de plus naturel…

Quant à sa main sur le bras de maman, cela devait au mieux attendrir, au pire sembler ridicule. Il fallait se faire une raison, pas facile à un âge où on a besoin d’indépendance.

Wendie avait horreur d’être autant maternée. Mais qu’y faire ? Seule, elle ne pouvait aller bien loin. Il faudrait un jour qu’elle se fasse violence pour apprendre le déplacement avec la canne… jusqu’alors, les essais n’avaient pas été concluants. Sans toutes ces apparitions, les résultats seraient sans doute différents.

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